C'est quasiment à bout de souffle que je débouche dans l'allée de ma propriété. Je me gare et me précipite sur le gravier sans prêter attention à mon ventre encore douloureux. La porte d'entrée est grande ouverte.
J'appelle :
- Peter ?
Pas de réponse. Je me demande s'il a emmené Windy a se promener dans son landau. Non, impossible. Il aurait fermé derrière lui.
Je traverse le vestibule, entre dans le salon.
- Peter ?
J'ai crié plus fort, cette fois. Le parquet craque au-dessus de ma tête et mon mari pousse un grognement, comme si je le tirais de sa sieste. Je me rue au premier, dans notre chambre, où je le trouve assis sur le lit, en train de bâiller.
- Je dors quand bébé dort, indique-t-il en riant, comme on le conseille dans le manuel des parfaits parents.
Il est tellement heureux depuis la naissance de Windy ! Il en est tout transformé. Voilà des années que je rêve de l'entendre me raconter ce qu'il ressent. Désormais, les paroles deviennent presque inutiles tant sa joie est visible. Il déborde d'énergie, il en a la voix vibrante, l'œil pétillant.
C'est lui qui s'est chargé des biberons, cette nuit. Il a lu dans je ne sais quel autre ouvrage que cette forme d'alimentation était préférable au sein maternel car elle permettait aux pères de nouer un lien vital avec leurs bébés. Pour lui, c'est nouveau. A l'époque de la naissance de son neveu, il n'a jamais été proche de lui. Il ne l'a jamais dit mais je sais qu'il a décidé de tout faire pour que cette fois ça marche. Il a même pris un mois entier de congé. Pour se prouver que l'hérédité n'est pas une fatalité, que lui ne sera pas un mauvais père.
- C'était comment avec tes amies ? s'enquiert-il.
- Bien. Je vais te raconter ça dans une minute.
Je lui tourne le dos, quitte la chambre pour traverser le palier sur la pointe des pieds en direction de la porte de Windy.
- Myla, me souffle Peter. Attention, ne la réveille pas !
- Je veux juste jeter un coup d'œil. Je ne ferai pas de bruit, promis.
J'entends le souffle de la petite derrière la porte. Un bruit que j'adore, léger, rapide, rassurant - un bruit beaucoup plus puissant que ce qu'on pourrait attendre de la part d'un bébé. J'entrouvre la porte et je vois ce petit berceau auquel je ne suis pas habituée. Il a des roues et des rideaux et proviendrait, paraît-il, de France. Peter et sa mère l'ont trouvé dans la vitrine d'une boutique de la ville et l'ont acheté pour me faire une surprise.
Les stores de la fenêtre sont clos. Je baisse les yeux vers le lit, je n'aperçois d'abord qu'une petite forme de bébé. Au bout de quelques secondes, je la distingue plus clairement. Mon Dieu ! Le temps ralentit, de façon insupportable. Mon cœur bat trop fort, je suis au bord de la nausée. Le goût crémeux du cocktail que j'avais pris avant me revient dans la bouche, mêlé de bile. Je regarde et je regarde encore, avec l'impression de tomber en avant. Je flotte, détachée de ce qui m'entoure, sans plus rien à quoi m'accrocher. Ce n'est pas un cauchemar. Ou plutôt, la réalité devient cauchemar.
J'ai promis à Peter de ne pas faire de bruit. Pourtant, j'ouvre grande la bouche et je hurle laissant mes larmes sortir.

Cette fois, je suis dehors. Pas encore très loin de la porte d'entrée, mais je l'ai franchie, et seule. En m'éveillant ce matin, je n'aurais pas cru qu'aujourd'hui serait le grand jour jour. Je ne le sentais pas ou plutôt, c'était moi qui ne me sentais pas bien. Et puis le coup de téléphone de ma belle-mère m'a fait changer d'avis :
- Crois-moi, tu ne seras jamais prête. l faut se jeter à l'eau !
Elle a raison. Alors je me lance.
Mon sac à la main, je traverse la cour pavée, la boue, le chemin de gravier. Les arbres ont l'air tricotés de couleurs qui s'harmonise sur l'ardoise du ciel. Ce monde ne ressemble pas à celui dans lequel j'avais l'habitude de me promener, ces derniers temps. Tout y semble plus violent, comme si la toile de fond à laquelle je ne prêtais plus attention m'interpellait soudain.
Ma voiture est garée au bout du chemin, devant la grille qui sépare Roseneath de la route. En principe, je ne devrais pas conduire. Ordre du médecin.
- N'importe quoi ! s'est exclamée ma belle-mère. Ce n'est pas loin. Si on suivait à la lettre tout ce qu'il faut faire ou ne pas faire, on n'oserait plus lever le petit doigt.
Après tout, je me sens en état de conduire. Enfin, un peu. Je suis assez bien remise de mon opération. Sans doute grâce è l'hypericum que je me suis prescrit, à moins que ce ne soit encore une victoire de l'esprit sur la matière : il faut que je sois forte, donc je le suis. Tourner la clef du contact, appuyer le pied sur l'accélérateur. Le moteur se met en marche. Desserrer le frein à main. Je m'engage sur la route. Surveiller ma vitesse qui augmente.
- De zéro à soixante en une demi-heure ! plaisantait mon père quand la Volvo lui appartenait encore.
C'est juré, je garderais cette voiture jusqu'à ce qu'elle tombe en miettes. Rien ne me rappelle davantage mes parents. Comme si elle faisait partie de ma famille, comme si elle se souvenait aussi bien que moi de papa et de maman.
Il me suffit de baisser la vitre pour respirer un peu cet air frais qui me caresse le visage : combien d'affreux embouteillages faudra-t-il encore avant qu'on cesse d'associer voiture et liberté ? Alors que je fonce sur une chaussée quasi déserte, entre champs et fermes, je m'enivre de cette puissance factice. Illusion bienvenue !

Ma sage-femme, Chloe Low, est arrivée. La quarantaine avancée, c'est une grande walkyrie aux cheveux blond vénitien qu'elle porte raides et assez courts ; elle est toujours coiffée à la dernière mode, ce qui va bien à son teint clair et à ses taches de rousseur. Aujourd'hui elle porte un pantalon légèrement trop serré et un pull de velours en V qui met en valeur son avantageux décolleté. Sa passion dans la vie, c'est le théâtre amateur. Actuellement, elle joue Le Mikado, un pièce donnée dans la ville de Wellington pour quinze représentations. La première a eu lieu il y a deux samedis. Je n'ai pas pu y assister à cause de la naissance du bébé, la veille, mais j'ai l'impression qu'elle ne considérait pas ça comme une excuse valable.
Chloe a surnommée Windy "Flipper' parce qu'elle changeait sans cesse de position dans mon ventre et semblait sauter comme un dauphin. Quand je lui posais des questions bébêtes, elle me traitait de "drôle de numéro". Parfois, je l'exaspérais quand je devenais parano, exigeais des examens inutiles. "Vous n'allez pas nous faire un fromage !" disait-elle alors.
Elle était de service à la maternité de l'hôpital de Wellington la nuit où Windy est née. C'est elle qui m'a dit de la prendre avec moi dans mon lit dès qu'elle cesserait de pleurer.
- Rien ne vaut de se blottir contre maman dans de bons draps tièdes, expliqua-t-elle en la déposant au creux de mon bras.
Les yeux pleins de larmes, je me rends compte que je n'arrive pas à supporter de tels souvenirs. Windy était morte, mon bébé n'était plus ...